Je me transforme en vache
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s'habitueront. » (René Char)
Assez bizarrement, depuis que la maladie est là, une bonne partie de mes angoisses d'antan a disparu.
Je dois gérer tellement de choses au quotidien - mon poids, ma tension, ce que je bois (pas plus d'1.5 l / jour), ce que je pisse (bien mesurer), les médicaments que je prends (une vingtaine, répartis sur 4 moments de la journée), la fatigue, la nécessité de rester allongé les jambes en l'air aussi souvent que possible (moins drôle qu’il n’y paraît), les douleurs neuropathiques constantes et plus ou moins vives (en fonction de la météo), les difficultés à marcher, à me concentrer, les trous de mémoire, les essoufflements - que j'ai moins de temps pour les angoisses existentielles qui pouvaient m'assaillir autrefois.
Beaucoup de choses me semblent futiles désormais. Beaucoup d’autres, en revanche, me semblent plus importantes que jamais, comme si en faisant le point sur elles les autres devenaient floues. Se détachent désormais, avec une netteté accrue :
- les gens que j'aime et qui m'aiment ;
- les beaux ciels bleus (les autres ciels aussi, cela dit) ;
- une tartine de pain grillée (beurrée) ;
- un croissant (si rare en Pologne) ;
- un jus d’orange (pressé, forcément) – je n’ai hélas plus droit au jus de pamplemousse, incompatible avec la prise de mes médicaments ;
- un café crème (400 ml, à décompter de mon maigre quota de la journée) en terrasse de chez Chopin, sur le Rynek ;
- un film au cinéma avec mon épouse (même mauvais, mais si possible pas en suédois sous-titré polonais) ;
- une discussion avec ma grande autour de son dernier devoir de sciences politiques (croire que je peux encore l’aider) ;
- une conversation avec ma sœur (grande amatrice de films d’horreur, je pense qu’on doit ça à nos parents - non, ça n’est pas un compliment) ;
- un coup de fil de ma cadette en urgence tard le soir – elle veut que je l'aide en français, en anglais, ou en math (en math, bon sang, pourquoi ne demande-t-elle pas à sa mère !) ;
- cette petite flamme dans mon cœur quand elle me dit qu’elle m’aime ou m’appelle “papounet” ;
- un bon bouquin et la musique – ou le silence – qui va avec ;
- le plaisir d'avancer dans l'écriture de telle traduction, tel article ou telle conférence, tel roman ;
- le bonheur d’écrire cette lettre, tout simplement (l’enverrai-je seulement ? tant se sont noyées dans mon disque dur) ;
- caresser nos chats, m’émouvoir de les voir me montrer leur ventre (me montrer digne de leur confiance) ;
- entendre le vendeur de patates crier sa venue dans la rue le samedi matin (« Ziemniaki ! Kartofle ! ») - mais ne lui achetez pas de cornichons, ils sont trop salés me dit mon épouse ;
- me balader en forêt ou en ville, pourvu qu’il n’y ait pas trop de pentes (j’ai du mal à les gravir, les montagnes me sont hélas désormais interdites, je ne peux que les admirer d’en bas) ;
- acheter une szarlotka à la pomme de chez Ścigała, la faire chauffer au four et l’inonder de crème fraîche avant d’y plonger ma fourchette (à dessert) ;
- faire l'amour avec ma femme (je ne suis pas toujours en état) ;
- prendre une douche et laisser l'eau me couler inécologiquement sur la tête ;
- rencontrer de nouvelles personnes et échanger avec elles, me laisser surprendre ;
- pisser sans peine - je ne pensais pas que ça deviendrait si difficile (réjouissez-vous si vous urinez sans problème) ;
- rêver à tous les voyages que j'aimerais faire même si beaucoup me sont désormais impossibles, la faute au manque d'argent (récurrent), à ma santé qui fout le camp, aux dialyses qui menacent de m’ancrer à Katowice ;
- me dire que quoi qu’il m’arrive de mal, je pourrais toujours écrire dessus (écrire, ma catharsis, à la fois mon bonheur et ma malédiction, ma revanche, si j’arrive à la saisir) ;
- me replonger dans des livres amis, comme ceux de mon grand-père (je suis à l’âge, comme disait ma professeur de khâgne autrefois, où je n’ai plus le temps de relire tous les livres que j’aimerais relire - j’aime tellement relire, plus que lire je crois) ;
- revoir des films qui m'ont marqué - des westerns ou des comédies musicales, mais pas que ;
- chanter “L’Été indien” à tue-tête à ma femme, mais pas que (l’entendre chanter dans la pièce d’à côté) ;
- l’embrasser tendrement, je ne me lasse pas de l’embrasser ;
- me laisser bluffer par l'inventivité des nouveaux talents en musique, en littérature, au cinéma, ou ailleurs ;
- être épaté par avance par toutes les nouvelles formes d’art qui restent à inventer et qui écloront après mon départ (vous me raconterez) ;
- me dire que cette liste pourrait continuer à l’infini – croire en ma chance, saisir ma chance, aveuglément (embrasser encore ma femme) ;
- constater que j’ai été très gâté par la vie même si ce ne fut pas celle à laquelle j’aspirais (où sont ces grands films et séries que je rêvais d’écrire pour Hollywood ?) ;
- me dire que j’ai encore le temps ;
- le prendre ;
- ou pas.
Le bruit du monde s’estompe doucement ; il me paraît souvent de plus en plus lointain - la faute à mon ouïe défaillante, certainement (déjà, je n’entends plus le chant des grillons - je le regrette). Au moins, je me console en me rappelant les malentendus comiques que cela suscite – comme quand j’ai entendu ma femme me dire « va dans la cour, il y a l’aventure », au lieu de « il y a la voiture ».
La futilité m'exaspère moins qu'avant - une impression de regarder passer les trains. Les gens s’agitent. Les lignes se brouillent. Je me transforme en vache, broutant paisiblement son herbe dans son pré. Et ça n'est pas plus mal. Je peux même dire que ça va meuh.
Jolie comparaison. Ce côté contemplatif, c’est beaucoup de la pleine conscience en fait ☺️ et oui, s’il y a quelque chose qui ressemble au bonheur, je pense que c’est ça. Profiter de ce qu’on peut, de ce qu’on a, dans l’instant. Pas forcément simple… mais accueillir les choses comme elles viennent; pas que les jolies choses, mais ne pas s’empêcher de les voir parce qu’il y en a de moins jolies : ce n’est pas la peine de s’ajouter une double peine.
Je vais sans doute me servir de la métaphore avec mes patients. Transformez-vous en vaches ! 🐮
Ces petits bonheurs du quotidien qu'on oublie trop souvent de célébrer. C'est un poncif mais tellement vrai ! Et vive les vaches !